Par Philippe Chalmin
La pandémie commençait à s’estomper et on ne parlait plus guère d’Omicron, l’hiver restait doux
et le printemps déjà apparaissait dans les prairies alors qu’en France, on préparait enfin une campagne électorale. Et voilà qu’en cette toute fin de février 2022, le monde bascule à nouveau dans l’horreur
et que l’Europe se réveille dans les fumées et les explosions d’une guerre, un conflit lourd tel qu’elle n’en avait pas connu depuis 1945. L’Ukraine n’est pas en effet un abcès de fixation ni un conflit ethnique ou religieux. Ce n’est pas non plus une résurgence de la guerre froide, mais bien un affrontement « à l’ancienne manière » opposant de vieilles démocraties à la résurgence d’impérialismes despotiques qu’ils soient russes ou chinois.
Depuis longtemps, on savait Vladimir Poutine soucieux de restaurer la puissance de l’empire russe en s’inscrivant dans la lignée des Pierre Le Grand, Catherine II, Nicolas I, et plus récemment Lénine
et Staline.Il fallait effacer le traumatisme de 1990 et en cela Poutine était assuré du soutien d’une partie importante de la population russe qui avait applaudi la main mise sur la Crimée en 2014, qui avait apprécié même la vassalisation des républiques d’Asie centrale, du Caucase et du Belarus. La stratégie – celle de la vassalisation – aurait pu être la même pour l’Ukraine dont les trente années d’indépendance et de régime démocratique ont malheureusement été entachées de crises politiques, de malgouvernance
et de corruption (si Poutine contrôle « ses » oligarques, les oligarques ukrainiens ont eu le champ libre au point de gérer leurs propres partis politiques). Étroitement associé au Kremlin, le patriarcat de Moscou de l’Église orthodoxe avait poursuivi la même démarche en n’hésitant pas à rompre de ce fait avec Constantinople.
On aurait pu penser que Vladimir Poutine se serait contenté d’une stratégie des petits pas de la Crimée et la Transnistrie au Donbass et à Lugansk. Est-il pressé par le temps et – dit-on – la maladie ? Il a choisi en tout cas ce qui paraissait impensable encore dans les premiers jours de 2022 : l’invasion pure et simple, estimant probablement que ce serait une promenade de santé pour une armée russe à laquelle il a redonné quelque lustre depuis les désastres d’Afghanistan.
Force est de constater, quinze jours plus tard que le triomphe attendu n’est pas au rendez-vous. Certes,
la disproportion des forces est telle que l’issue finale fait d’autant moins de doutes que, comme on pouvait l’anticiper, les pays de l’OTAN ont choisi de rester l’arme au pied prodiguant paroles de réconfort aux uns et condamnations aux autres. Mais l’agresseur a manifestement sous-estimé le sentiment national ukrainien (même chez les russophones), la capacité de résistance tant de l’armée que du peuple et le charisme du président Volodomyr Zelinsky passé maître dans l’utilisation des réseaux sociaux. De plus, l’armée russe s’est révélée lourde et peu maniable, seulement capable d’utiliser – et encore – son artillerie lourde. Le 5 mars, Kiev et Kharkiv tenaient encore, la seule vraie réussite russe étant la percée le long du littoral de la mer d’Azov et de la mer Noire avec les prises de Kherson et de Marioupol. Contrairement aux espoirs du Kremlin, il n’y a pas eu de soulèvements prorusses et encore moins de tentatives de formation de gouvernement parallèle. Au contraire, l’Ukraine donne l’impression d’une unité comme elle en a rarement connu dans sa turbulente histoire. Enfin, Vladimir Poutine, de plus en plus isolé dans sa bulle, n’a pas mesuré ce que serait la vague d’indignation soulevée par son invasion dans le monde entier. Il est vrai que l’opinion publique mondiale était restée bien silencieuse face aux exactions chinoises à Hong Kong et au Sinkiang, saoudiennes et émiraties au Yemen et à tant d’autres exactions de la Syrie à l’Éthiopie. Les gouvernements les plus mous et prudents (Allemagne, Italie…), les partis politiques les plus russophiles (la droite populiste en France par exemple) ont dû céder face à un mouvement de condamnation et de solidarité avec l’Ukraine d’une ampleur inédite. Les premières vagues de sanctions ont dû être renforcées bien au-delà de ce qui eut été imaginable il y a seulement quelques jours : après le gel des avoirs de quelques proches du Kremlin, la mise au ban des banques russes du système SWIFT de paiements internationaux équivaut à une paralysie de la Russie au moins dans ses relations financières avec l’Occident (à l’exception – essentielle – des hydrocarbures). Pour autant, la Russie n’est pas seule. Poutine a déclenché son invasion au lendemain de la cérémonie de clôture des J.O. d’hiver de Pékin. Il n’a pas gâché la fête de Xi Jinping qui continue à l’appuyer, s’abstenant de la condamner aux Nations Unies, et achetant pétrole, gaz, bois et blé russes.
C’est en effet sur les marchés des matières premières que l’impact de l’invasion de l’Ukraine a été le plus violent. La Russie n’est en effet pas autre chose qu’un « émirat » dépendant pour l’essentiel de ses matières premières (en avoir fait un pays émergent comme la Chine et l’Inde au sein des BRICS était une erreur historique). Les seuls hydrocarbures (pétrole et gaz) représentent un tiers des recettes budgétaires de l’état et pèsent pour 60 % des exportations (avec le charbon). À cela, il faut ajouter nombre de métaux (aluminium, nickel, acier) pour certains stratégiques comme le palladium (industrie automobile) ou le titane (industrie aéronautique), sans oublier les ressources de pays vassaux comme le Kazakhstan (uranium…) ou le Belarus (potasse). Enfin, la mer Noire (Russie et Ukraine) pèse pour un tiers des exportations mondiales de blé, 20 % de celles de maïs et pour les trois quarts du tournesol.
À la fin de la première semaine de mars, l’impact du conflit sur les marchés se faisait pleinement sentir. Il est vrai que celui-ci intervenait dans un contexte déjà tendu pour de très nombreux produits. En 2021, les cours mondiaux des matières premières avaient été touchés de plein fouet par le bond de la demande mondiale
« post-pandémie » et par l’apparition de nombre de goulots d’étranglement logistiques et énergétiques. Bien avant le conflit ukrainien, les cours du gaz naturel, du blé, de métaux comme l’étain ou le cuivre avaient atteint des niveaux record tandis que les prix du pétrole amorçaient une lente remontée. Sur ce terreau fertile, la déflagration ukrainienne a été assourdissante.
C’est le gaz naturel qui bien sûr a été en première ligne : la Russie fournit 38 % des besoins en gaz européen et certains « tuyaux » traversent l’Ukraine et la Pologne. Si l’Allemagne a décidé de renoncer à Nordstream II (qui de toute façon n’était pas opérationnel), les autres gazoducs, comme Nordstream I, continuaient encore à transporter du gaz russe vers l’Occident : encore début mars, le gaz n’était pas touché par les sanctions et la Gasprombank n’était pas exclue de SWIFT. Mais de seules menaces ont suffi pour passer les cotations
du TTF néerlandais à plus deà € 300/MWh (on était à 70 avant l’invasion, entre 10 et 15 dans le monde d’avant !). Au même moment, le gaz naturel liquéfié (GNL) en Asie (la cotation JKM de Platt’s) était entre $ 45 et $ 50 le mbtu, soit l’équivalent de plus de $ 250 le baril équivalent pétrole. En Europe, la flambée du gaz entraîne l’électricité vers de nouveaux records poussant même le gouvernement allemand à freiner sa sortie programmée du nucléaire et… du charbon. La hausse du gaz naturel est aussi celle des engrais azotés et cela avant même d’évoquer des menaces de sanctions sur les exportations de potasse du Belarus.
Le pétrole est lui aussi de la fête (à $ 118 pour le baril de Brent lorsqu’un missile a touché un bâtiment administratif de la centrale nucléaire de Zaporizhzhia, au nord de la Crimée puis en séance jusqu’à $ 140). Sur le marché du pétrole, la Russie est importante (4 à 5 mbj d’exportations de pétrole brut et 2 à 3 mbj de produits pétroliers), mais pas incontournable. Déjà, on note les réticences de banques occidentales à ouvrir des lettres de crédit pour des cargaisons de pétrole russe : l’Oural est en décote de $ 10 à $ 20 le baril sur le Brent (une opération portant sur 725 000 barils achetés par Shell s’est même faite avec une prime négative de $ 28,50). Les pays de l’OPEP ont décidé de ne pas modifier leur calendrier d’augmentation des quotas de production (400 000 bj). D’une part, il n’est pas sûr qu’ils en soient capables avec les problèmes qui affectent la Libye, l’Angola, le Nigeria… D’autre part, la maîtrise du marché est assurée par une alliance entre l’Arabie saoudite et la Russie, forgée autrefois (en mai 2020) par Donald Trump. Snobé par Joe Biden, Mohamed Bin Salman n’a aucune envie de gêner un Vladimir Poutine qui ne peut que profiter des hausses de prix. Faut-il pour autant croire ceux, qui comme J.P. Morgan, anticipent un baril de Brent à $ 185 dans les prochains mois ? Cela paraît franchement excessif : au-delà de $ 100 le baril le pétrole de schiste américain, celui des sables bitumineux canadiens, les productions offshore du Brésil et de la Guyana… vont couler à flots. Une des conséquences géopolitiques paradoxale de cette guerre pourrait être aussi un accord à Vienne sur le dossier nucléaire iranien qui, mettant un terme à l’embargo américain, libérerait un, puis rapidement deux, millions de barils/jour de pétrole iranien. Jusque-là Vladimir Poutine avait admirablement négocié dans le
« grand jeu » diplomatique et militaire du Proche-Orient parlant tant à Riad qu’à Téhéran, à Ankara qu’à Tel-Aviv. Les États-Unis seront-ils capables de reprendre la main ? Ajoutons à ce panorama énergétique la hausse record ds prix du charbon ($ 430 Fob Australie) entraînés par le GNL en Asie.
La Russie est aussi un important producteur et exportateur de métaux et là aussi la réaction des marchés a été forte : prix record pour l’aluminium ($ 3 850 la tonne), pour le cuivre ($ 10 680), tensions accrues pour le nickel ($ 28 900) et même le zinc ($ 4 050). Les prix indiqués là sont ceux du 4 mars. Quelques jours plus tard, le nickel dépassait les $ 100 000 la tonne au cœur d’un squeeze qui rappelle à l’inverse celui qui amena les prix du pétrole en zone négative en avril 2020.
Il s’agit bien sûr pour l’instant de menaces potentielles sur les exportations russes notamment vers l’Europe (mais on est là sur des marchés mondiaux). L’aluminium est d’ailleurs touché par une double peine : la Russie est certes le deuxième producteur mondial (très loin derrière la Chine), mais les producteurs européens sont aussi touchés par la flambée des prix de l’électricité (ce qui affecte aussi les raffineurs de zinc). Mais pour l’instant, les marchés attendent de savoir ce que sera la réalité des sanctions à l’encontre de la Russie.
Il y a enfin le dossier agricole, peut-être le plus surprenant de tous tant on s’attendait peu au vent de panique qui a saisi les marchés dans les premiers jours de mars : à Chicago, le blé a atteint le 4 mars $ 13,40 le boisseau, un niveau qu’il avait à peine touché dans les premiers jours de 2008. À Paris, le plafond historique des € 400 la tonne fut franchi pendant quelques instants. La raison en est bien sûr la paralysie totale qui a touché la mer Noire alors qu’il reste à peu près 14 mt de blé (6 d’Ukraine et 8 de Russie), 16 mt de maïs et 4 mt d’huile de tournesol (d’Ukraine) à charger et exporter sur la campagne en cours. Pour le blé des acheteurs traditionnels comme l’Algérie et l’Égypte vont être confontés à des cas de force majeure sur les contrats en cours. Trouver des tonnages de remplacement sera difficile. Il en sera de même pour remplacer, y compris en Europe, le maïs ukrainien. Enfin, la pénurie de tournesol intervient au pire des moments pour un complexe oléagineux déjà affecté par des tensions sur l’huile de palme et le soja.
L’irruption de la Chine en 2021 comme premier importateur mondial de grains a fragilisé les équilibres mondiaux et la disparition – même temporaire – du premier bassin mondial d’exportation pose, pour de nombreux pays importateurs, des questions essentielles de sécurité alimentaire.
Début mars, la guerre se poursuivait donc et il est difficile d’en anticiper l’issue. Les sanctions s’accumulent sur le plan financier, mais n’affectent pas encore les flux d’énergie et en particulier de gaz naturel. Sur le court terme, elles auront peu d’impact sur la détermination de Vladimir Poutine si ce n’est de le rejeter un peu plus dans les bras d’un « ami » chinois qui n’en demandait pas tant. Le monde attend, mais là-bas, dans les villes d’Ukraine, un peuple souffre et de longues colonnes prennent le chemin de l’exode…
Ephémérides de guerre
31/1
• Ouverture des Jeux olympiques d’hiver à Pékin en présence de Vladimir Poutine : « We are not commenting on political issues » (Thomas Bach, président du CIO)
• Gerhard Shröder coopté au Conseil de Gazprom
• Inflation en zone euro : 5,1 % en janvier
• Adoption de la taxomanie énergétique européenne exemptant le nucléaire et le gaz naturel considérés comme énergies de transition
7/2
• 467 000 créations d’emploi aux États-Unis ; 4 % de chômage ; 7,5 % d’inflation
• L’hiver de la grande incertitude en Ukraine
14/2
• Polémique autour du dopage d’une jeune patineuse russe au J.O.
• Tensions pétrolières : le baril de Brent à $ 96, l’essence aux États-Unis à $ 2,74 le gallon
• Record pour le prix du carbone en Europe : € 97 la tonne
21/2
• La Russie reconnaît les républiques du Donbass et de Lugansk
• Invasion de l’Ukraine
• Le baril de Brent à $ 105, le blé à $ 9,60 le boisseau, € 329 la tonne
• Premières sanctions vis-à-vis de la Russie
24/2
• Guerre en Ukraine
28/2
• B.P., Shell, Exxon quittent la Russie
• Flambée du gaz naturel : € 198 le MWh
• Les banques russes sont exclues de SWIFT (à l’exception de la Gazprom bank et de la Sberbank)
2/3
• L’OPEP+ maintient son programme d’augmentation de quotas de 400 000 bj
4/3
• Occupation russe de la centrale nucléaire de Zaporizhzhia
• En fin de semaine, blocage des ports de la mer Noire ; annulation d’appels d’offres de l’Égypte ; le blé à $ 13,40 le boisseau, € 406 la tonne
7/3
• Vent de panique sur les marchés : gaz naturel à $ 86 le mbtu, € 340 le MWh, pétrole à près de $ 140 le baril, électricité en Europe à € 700 le MWh. Flambées du palladium, de l’aluminium, l’or à $ 2 000 l’once
• Le nickel à $ 100 000 la tonne ; fermeture du contrat nickel du LME
• Déclaration d’augmentation de la production de pétrole des Émirats : le baril de Brent finit la semaine à $ 112
• Embargo américain sur le pétrole et le gaz russe. L’UE en parle…
• Intensification de la guerre et bombardements de zones civiles. Évacuation massive de réfugiés ukrainiens vers l’Ouest
10/3
• Sommet européen à Versailles. L’UE fournit des armes à l’Ukraine
• Renforcement des sanctions