2 septembre 2020 - 10 questions sur le Financement des matières premières dans le contexte actuel (Partie 1)

Dans le domaine des matières premières, l’accès au financement est le nerf de la guerre. Une cargaison de pétrole de 200 000 tonnes coûte au prix du baril actuel plus de 65 millions de dollars. Le monde en consomme quelque 100 millions de barils par jour. Une cargaison de minerai de fer coûte de 25 à 40 millions de dollars. Une cargaison de sucre nécessite la mobilisation de quelque 25 millions de dollars. Le négoce de ces matières premières essentielles n’est ainsi possible que si le négociant dispose de larges liquidités. Et encore ne parle-t-on pas des besoins supplémentaires de financement pour assurer la couverture de ces opérations sur les marchés à terme. Dans le domaine du négoce, on travaille avec l’argent des autres. Et « les autres », ce sont principalement les banques. Alors, lorsque l’on lit que telle ou telle a pris la décision de réduire ses activités comme c’est le cas pour la Société Générale, voire de se retirer de ces financements comme l’a annoncé à la mi-août le groupe hollandais ABN, lorsque la BNP et Rabobank annoncent réévaluer leurs activités, il faut être attentif. Simple redistribution des cartes, ou problème plus sérieux ? Faisons le point à travers les 10 questions que l’on doit se poser.

1 – Qui finance le négoce ?

La réponse est simple : les banques. Mais pas toutes : le domaine du négoce international est complexe et le métier de négociant fort mal connu et peu compris de l’extérieur. Au fil du temps, certaines banques ont développé une bonne expertise et une bonne compréhension des dynamiques du négoce. Ce sont traditionnellement les grandes banques européennes. Les banques françaises (BNPP, SocGen, Calyon, Natexis notamment), les banques hollandaises (ING, Rabobank et jusqu’il y a quelques jours ABN), Deutsche Bank en Allemagne, StandChart, HSBC en Grande-Bretagne. Les banques suisses (BCG, BCV, Crédit Suisse, UBS). Les grandes banques américaines et surtout Citi, et les principaux groupes bancaires japonais (MUFG, SMBC). Il est à noter que l’essentiel de l’expertise est concentré en Europe, autour de Paris, Amsterdam, Genève et Londres et en Asie à Singapour.

On parle souvent des grandes banques de négoce (Goldman Sachs et Macquarie), mais ces dernières, sont peu ou pas actives dans le financement proprement dit, mais sont elles-mêmes des négociants de produits physiques.

De nouveaux acteurs, souvent issus de pays émergents, sont apparus et notamment les Chinois (nécessité fait loi, la Chine étant le plus gros importateur de matières premières). Les banques locales sont ici et là très actives. À Singapour, grande place de négoce par excellence, on trouve DBS OCBC et UOB, mais dans la plupart des autres pays ou les banques locales financent le commerce de matières premières, elles le font soit pour le compte des grands acheteurs pour la distribution dans le pays, soit lorsqu’elles assistent les exportateurs de la production locale (c’est le cas du Brésil de l’Argentine, ou de l’Afrique).

On peut dire que le nombre de banques spécialisées dans le négoce international de matières premières ne dépasse ainsi pas une petite quarantaine. Cela n’empêche pas de plus petits intervenants de compléter cette offre (Trafigura a ainsi plus de 130 banques dans le monde), mais le cœur du réacteur est en définitive constitué par un club assez restreint. Sans lui, les banques suiveuses ne prendraient pas le relais.

2 – Que s’est-il passé à Singapour ?

On dit que c’est lorsque la mer se retire que l’on voit qui porte un maillot de bain. Fin 2019, les marchés de matières premières étaient devenus particulièrement difficiles. Des conditions délicates à travailler, peu de volatilité. Sauf pour les grands intervenants qui peuvent naviguer en tout temps, la rentabilité n’était pas très forte. Dans le domaine agricole par exemple, même les plus grands n’ont pu dégager des profits importants. Les petits négociants furent de plus en plus agressifs pour tenir dans ces conditions et amenés à prendre des risques importants, souvent mal maîtrisés. Pour couvrir leurs pertes, le recours à la fraude est tentant. On finance une transaction deux fois voire plus. On mobilise des stocks nantis à d’autres prêteurs. Tout cela, les banques ne le virent pas, ni d’ailleurs les auditeurs.

Mais en 2020 les marchés s’affolent et ces échafaudages s’écroulent. La place de Singapour s’est évertuée, grâce à des avantages fiscaux très attractifs, à attirer tout le négoce régional avec en ligne de mire le modèle de Genève. Les grands du négoce s’y sont installés, mais aussi de nombreux petits groupes, chinois, malais, indonésiens, indiens ont créé des filiales de trading. La concentration et le poids dans l’économie de l’île-état sont massifs. Mais ces petits joueurs représentent en fait de grands risques. Ils sont en réalité, mal gérés, mal audités et mal analysés par les banques. Dans un contexte de la guerre du commerce international avec la Chine, d’une croissance incertaine et de marchés difficiles, cela est déjà dangereux. Mais face à une crise économique sans précédent pour cause d’extinction des feux dans les pays développés pour endiguer la pandémie du Covid 19, ces sociétés se mettent à tomber les unes après les autres. Et avec elles les pertes des créanciers atteignirent des sommets.

3 – Pourquoi plusieurs banques prirent la décision de réduire leurs activités ?

La réponse rapide est que dans la banque, on ne goûte pas les pertes à répétition, et que si ces pertes entament par trop les résultats, surtout dans le cadre de fraudes massives, des questions se posent en haut lieu sur l’expertise des équipes « qui n’ont rien vu » et donc sur la pertinence de maintenir ce type d’activité. Au mieux donc les décisions de réduire de la toile s’ensuivent. Au pire, on décide de restructurer les activités ou de les abandonner.

Mais il est intéressant de remettre cette explication dans un contexte plus large. Le corpus réglementaire qui régit le monde bancaire international a en effet beaucoup évolué depuis les années 2000 et surtout après la crise financière de 2008. À l’époque, ce furent précisément les banques qui avaient failli et de nombreux pays ont dû intervenir pour éviter, après la crise des subprimes aux États-Unis, ce qui a été perçu comme un risque systémique. La faillite des banques est devenue un sujet de préoccupation tel que depuis lors, les contraintes réglementaires se sont multipliées pour s’assurer qu’elles disposent à tout moment d’un coussin de réserve financière qui garantisse leur survie à toute crise. Un dispositif qui fait aujourd’hui ses preuves, puisque dans l’ouragan de la grande récession que nous traversons, peu doutent de la solidité de leur système bancaire, au moins dans les pays développés.

De plus, outre ces contraintes, les banques ont vu leurs marges se réduire comme peau de chagrin avec des taux d’intérêt faibles, voire négatifs, et des coûts de fonctionnement autour de la conformité et de la lutte anti-blanchiment qui n’ont fait que croître depuis 15 ans.

Dans le contexte de la plus grande récession depuis 1929, les banques sont donc obligées de revoir toute leur stratégie. Tous les secteurs sont touchés, et dans toutes les géographies. On comprend dès lors que ce qui est marginal, risqué et peu rentable va être remis en cause. Si telle est la perception de certaines banques du financement des matières premières, alors on ne doit pas être surpris des retraits annoncés et de ceux qui se font plus discrets, mais n’en sont pas moins réels.

4 – La régulation des banques est-elle procyclique ?

Les banques évoluent aujourd’hui dans un système extrêmement balisé, où mécaniquement le capital réglementaire nécessaire pour se prémunir d’une faillite bancaire, évolue en fonction de la perception de l’environnement de risque. Rêvons un peu : si nous étions dans un monde de forte croissance, avec des risques géopolitiques faibles, les banques seraient naturellement incitées à prêter plus au regard de leur capital. Seulement voilà : cela ne s’est jamais produit depuis la mise en place de ces règles… Et au contraire, les risques se multiplient depuis les années 2000, si bien que les banques, si elles veulent maintenir leurs volumes de prêts, sont contraintes « par le système » à mobiliser toujours plus de capital. Ajoutons à cela de nouvelles normes comptables dites IFRS 9, qui contraignent les établissements financiers à anticiper et provisionner aujourd’hui les pertes futures. Si les risques se dégradent, ces provisions vont augmenter, des provisions qui bien sûr entament encore la rentabilité des capitaux propres (les provisions ne rapportent rien).

La procyclicité de l’environnement réglementaire et comptable leur impose donc, à toutes, de revoir leurs priorités. Et ce au même moment ! Que vont-elles privilégier et que vont-elles devoir sacrifier ? C’est ainsi que se pose la question, car le statuquo n’est simplement pas possible et cela dépasse largement le contexte du financement des matières premières. Rentabilité des relations commerciales, rentabilité des risques de telle ou telle activité, pertinence du maintien d’une présence dans certains pays, tout cela fait actuellement l’objet de réflexion au sein de la plupart des grandes banques de la planète.

5 – Le départ des unes est-il une aubaine pour les autres ?

Si toutes les banques sont en train de revoir leurs stratégies, toutes, fort heureusement pour l’économie mondiale, ne vont pas adopter la même. D’abord toutes les banques actives dans le secteur des matières premières ne sont pas touchées de la même manière par les pertes du secteur. Ensuite, ces pertes sont à relativiser par rapport aux performances passées de certaines, notamment celles qui sont actives dans le secteur depuis de très nombreuses années.

Cela dit, un secteur touché par de multiples faillites fait nécessairement l’objet d’une remise en cause. Les fraudes ou leur soupçon sont un puissant repoussoir pour les banques qui se sentent totalement démunies face à ce risque. En outre, le retrait de quelques grandes banques du secteur va motiver les régulateurs à poser des questions à celles qui n’auront pas pris cette décision. Ce type de requête va probablement mettre ces banques en face de leurs responsabilités : qu’est-ce qui motive leur confort par rapport à leurs concurrents ?

On l’aura compris, s’il est heureusement de nombreuses banques qui resteront actives dans le domaine des financements des commodités, il est tout aussi probable qu’elles seront incitées à la prudence et donc que d’une façon ou d’une autre, beaucoup réduiront leurs ambitions dans le secteur, au moins pour un temps.

Dans ce contexte, il est peu vraisemblable qu’un établissement choisisse le moment pour monter en puissance dans le secteur. Après tout, toutes sont logées à la même enseigne et les régulateurs ont le souci de la cohérence de leurs actions. Et donc, ils ne manqueront pas de demander à leurs administrés de préciser leur stratégie quant au négoce. Une exception probable cependant, celles des banques locales, comme à Singapour qui seront missionnées pour s’efforcer de combler les retraits des banques internationales. Cela est probablement aussi le cas des banques situées dans des pays où les matières premières revêtent un enjeu stratégique – on pense à la Chine par exemple.

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